Le culte de la performance conjugué à la crise économique fait de plus en plus de victimes. Syndrome d’épuisement professionnel, le burn-out touche surtout les « super-héros ».

Par Isabelle Philippon

 Nous l’appellerons Valérie. Une belle femme brune de 43 ans, célibataire, bardée de diplômes, qui parle couramment cinq langues et est arrivée à la direction de son service à l’âge de 36 ans. Il y a six mois, Valérie a plongé dans un trou noir sans comprendre ce qui lui arrivait. Cadre au sein d’une importante institution européenne, elle est arrivée dans mon cabinet au prix d’un effort surhumain, dans un sursaut de vie, un ultime geste de bienveillance envers elle-même. Au terme d’un parcours lent, délicat, mais d’une immense richesse, elle peut parler de l’effondrement et de la renaissance qui l’a suivie : « J’ai toujours accompli brillamment les tâches que l’on me confiait, même les plus difficiles. Quand un service était en difficulté, on m’y envoyait et on savait que j’allais redresser la barre. Mes supérieurs étaient persuadés qu’à tous les coups, j’allais réussir. Cela me flattait, évidemment, mais me mettait aussi une pression considérable. Pour y arriver, je ramenais tous les soirs plein de boulot à la maison. Je répondais à mes mails durant le week-end. Je suivais des formations au management durant mes congés. Je buvais volontiers un verre pour décompresser, seule à la maison. »

 S’arrêter et craquer

 Valérie a ainsi accumulé les fonctions à responsabilités pendant six ans, sans jamais décevoir. Et, à la faveur d’un bel été, elle est partie en vacances dans le sud de la France. Son médecin lui avait lancé un avertissement : « Vous devez prendre du bon temps, vous relaxer, ne plus penser au boulot pendant quinze jours. » C’est là qu’elle s’est effondrée, physiquement et psychologiquement : « Je ne dormais plus ; je pleurais tout le temps; je n’avais plus envie de rien; j’aurais voulu disparaître, je me sentais mourir. » Le verdict n’a pas tardé : burn-out…

« Mes supérieurs étaient persuadés qu’à tous les coups, j’allais réussir. »

Après un arrêt-maladie de cinq mois, suivi d’une lente renaissance, Valérie a peu à peu repris pied. Elle a repensé sa vie, son travail, tout. Elle a intégré la cellule prévention du stress au travail de son département. Elle témoigne maintenant de son parcours, de sa chute, de sa remise en question. Et, quand un cadre – ou un collaborateur – vient lui parler de ses difficultés, elle convainc ses supérieurs de mettre en place des plans d’action, de repenser l’organisation du travail et les méthodes de management. « Mais tout ne peut pas venir de l’employeur, prévient-elle. C’est aussi au cadre de revisiter sa relation au travail et aux autres. Il doit accepter ses limites et ses imperfections, prendre conscience du fait que demander de l’aide n’est pas faire preuve de faiblesse. Bref, il doit faire un travail sur lui-même. »

 Un Belge sur cinq proche du burn-out

 Le burn-out serait-il en train de devenir une épidémie dans le milieu des cadres, des managers, des chefs d’entreprise, des responsables d’association ? Ce sont, en tout cas, les meilleurs éléments qui sont les plus sujets à cette « fatigue d’être soi », comme le définit joliment Alain Ehrenberg, directeur de recherche au CNRS https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Ehrenberg. Qui peut, en effet, supporter indéfiniment de devoir être le meilleur tout le temps, de ne jamais faillir ?

Le basculement est produit à la fin des années 1960, lorsqu’on est passé d’une société traditionnelle où l’on était tenu de faire ce que l’on nous disait de faire à une société valorisant l’autonomie et la responsabilisation. La question « Que dois-je faire bien ? » est devenue « Que suis-je capable de faire mieux? » Dans cette configuration, ceux qui placent beaucoup d’estime dans leur travail vivent le stress et les responsabilités comme vecteurs de performance, et la réussite professionnelle comme essentielle à l’accomplissement de leur inventé. Le psychanalyste américain Herbert J. Freudenberger, créateur du concept voici déjà une vingtaine d’années, estimait que les victimes que les victimes du burn-out « sont généralement des leaders qui n’admettent pas qu’ils ont des limites, et ils se brûlent à force d’exiger trop d’eux-mêmes. Tous ces gens avaient de grands espoirs et n’ont jamais voulu faire de compromis en cours de route ».

Le burn-out serait-il en train de devenir une épidémie dans le milieu des dirigeants ?

Ces leaders aux idéaux élevés sont, bien sûr, du pain bénit pour l’entreprise, qui leur confie de plus en plus de responsabilités, tout en omettant parfois de leur donner les moyens de réussir ou en les confrontant à des situations d’impasse, réduisant à néant l’idéal poursuivi. Mais parfois, ils s’acculent tout seuls : occupant un niveau élevé dans la hiérarchie, ils prennent tout sur eux, s’érigent en sauveur, s’interdisent de déléguer.

« Dis-moi comment se prennent les décisions…

 … et je te dirai à quel niveau se trouve la menace de burn-out dans l’entreprise, ramasse Marcel Linsmeau, mon associé au sein d’Explicite, par ailleurs sociologue et formateur au management durable. Pour lutter efficacement contre le stress au travail et sa conséquence dramatique, le burn-out, il faut interroger la prise de décision et la manière dont se déroulent les réunions au sein de l’organisation. Trop souvent, les décisions prises ‘’en haut-lieu’’ ne tiennent pas compte des personnes qui vont devoir les assumer et vivre avec leurs conséquences. »

 La dégradation économique de ces dernières années accentue encore la pression : il faut fournir de plus en plus de résultats avec de moins en moins de moyens. La prévention au burn-out passera donc par un travail sur l’individu – derrière la façade du leader infaillible se cache souvent un problème d’affirmation de soi, un besoin d’approbation et la peur de ne pas être à la hauteur -, mais aussi par une remise en question de la culture de l’entreprise et du management.