On peut en regretter les excès, et les effets pervers. Mais la libération de la parole des femmes sur les violences sexuelles, souvent sournoises, dont elles sont régulièrement victimes, était nécessaire. Cela dit, #balancetonporc ne dit rien d’une foule de situations en contradiction totale avec le si beau principe d’égalité hommes-femmes. Et si on s’y attaquait ?

Par Isabelle Philippon

Je dois bien l’avouer: au lancement de la « campagne » #balancetonporc, je n’étais pas fan. Pas fan du libellé, en tout cas: le mot « balancer » est tellement connoté négativement que je ne peux y souscrire.  Les « balances » auxquelles l’Histoire nous a confronté ont rarement fait oeuvre de salubrité publique. Mais soit. J’ai tenté de dépasser mon aversion pour les mots utilisés et, après m’être accordé un temps de recul, je me suis penchée avec le plus d’honnêteté intellectuelle possible sur les conséquences de l’opération. Et là, j’admets que, peut-être,  la cause des femmes a avancé d’un pas. Que les choses ne seront plus jamais comme avant. La perspective de voir leur nom apparaître sur Twitter ou d’autres réseaux sociaux freinera, on peut l’espérer, les pulsions des mâles qui confondent séduction et rapports de force.

Mais si cela s’arrêtait à cela, ce ne serait pas suffisant. On peut, il faut, espérer que les choses aillent plus loin. Que cette libération de la parole, cette catharsis collective, débouchent sur une remise en question plus globale de l’expression des relations de pouvoir, souvent sexistes, parfois perverses. Après #balancetonporc, on aurait furieusement besoin de… #lamanipnonmerci

Anne la « couillue »

Anne (32 ans) ne trouve pas facilement les mots pour décrire le harcèlement sournois, apparemment « bon enfant » qu’elle subit depuis trois ans de la part de son supérieur hiérarchique. Informaticienne, elle évolue dans un univers professionnel peuplé majoritairement d’hommes. André, son responsable, n’a de cesse de lui rappeler sa « singularité ». En réunion, l’autre jour, il a publiquement lâché, « A présent la parole est à Anne, notre collaboratrice qui, même si ça ne se voit pas, est la plus couillue d’entre nous ». Quand un membre de l’équipe arrive en retard le matin, André peste contre ces-embouteillages-qui-coûtent-un-fric-fou-aux-entreprises et annonce qu’il va inscrire le télétravail sur la liste des demandes à faire à la direction du groupe. Quand c’est Anne qui a un contretemps, il éructe contre « ces nanas qui ont des merdeux (sic) qu’elles doivent conduire à gauche et à droite ou dont elles doivent s’occuper quand ils tombent malades ». Et quand Anne demande à pouvoir bénéficier de ce fameux télétravail encensé par André, il lui demande bien fort, et en rigolant, si elle allaite toujours…

Quand une femme arrive en retard, le chef peste contre  » ces nanas qui font des merdeux dont elles doivent s’occuper alors qu’on les attend au boulot ».

Ghislaine (54 ans) a décidé de ne plus se soumettre à la « dictature de la teinte capillaire ». Autrement dit, elle assume ses cheveux gris. « Après quelques semaines où j’ai bien vu que mon boss me regardait bizarrement, il m’a fait venir dans son bureau. Ecoute Ghislaine, m’a-t-il dit, cela m’ennuie beaucoup de te dire ça, mais je dois le faire. Depuis quelque temps, tu es négligée. Tu comprends, dans un secteur commercial, cela n’est pas possible. En tant que femme, tu dois prendre soin de toi. Comment les clients vont-ils faire confiance en nos produits (NDLR : des produits cosmétiques bio) si tu te présentes devant eux avec tes cheveux gris et ta petite mine ?

Ninane, Judith et Pascale : des souffrances tellement banales

Ninane (41 ans), est tombée en burn-out six mois après l’arrivée d’un fringant quadra à la tête du département des ressources humaines d’un grand bureau de conseil bruxellois pour lequel elle travaille depuis quinze ans. Ses débuts avaient pourtant l’air prometteur. Ce « leader à l’esprit brillant » a débarqué un beau matin, tout beau, tout frais, tout nouveau. De toute évidence, on n’allait pas regretter son prédécesseur, récemment parti à la retraite, qui avait perdu le feu sacré depuis une paire d’années. « Lors du premier entretien d’évaluation, il m’a mise à l’épreuve, mais j’étais emballée, se remémore Ninane, ambitieuse et désireuse de progresser dans sa boîte. » Mais la lune de miel fut de courte durée : « Très vite, il a arrêté de me dire bonjour le matin. Ensuite, il a cessé de me donner les infos dont j’avais besoin pour faire mon boulot ; je n’avais plus de feuille de route, plus d’objectifs, plus rien. Quand j’allais lui demander qu’il me dise ce que je devais faire, il me reprochait, parfois en criant, mon manque d’autonomie. Un jour, il m’a sorti : « Tu penses que les responsabilités, c’est bon pour toi, avec tes enfants dont tu dois t’occuper, tout ça ? » Ninane a tout essayé : elle a relativisé, elle a feint l’indifférence, elle a tenté l’humour, la demande humble, l’assertivité, tout. Et puis, un matin, elle n’a pas pu sortir du lit. Incapable même de prendre le téléphone pour prévenir le bureau de son absence. Le vide, le trou noir, l’abysse. Cela fait trois mois que ça dure. La seule idée de réapparaître sur son lieu de travail la paralyse.

Pascale (26 ans), a dû subir un chef qui l’observait sans cesse et surgissait derrière elle, mettant son nez à 10 centimètres de son écran, histoire de s’assurer qu’elle n’était pas « en train de papoter en mode privé avec des copines », « parce que les femmes, c’est bien connu, sont de terribles bavardes ». Le tout sur le ton de la bonne blague. « J’ai pris un jour mon courage à deux mains : je lui ai demandé un entretien dans son bureau et je lui ai expliqué que ses intrusions me mettaient mal à l’aise. Il m’a répondu : ‘‘Mais enfin, Pascale, un peu d’humour, que diable ! Pourquoi prenez-vous mes bêtises pour des propos qui vous sont personnellement destinés ?!’’ Et je me suis sentie encore plus idiote, bête, humiliée. »

Mais enfin, Pascale, un peu d’humour, que diable!

Irène (35 ans), journaliste dans une revue dont l’objet éditorial porte sur la lutte en faveur de  l’égalité (!), s’est entendu dire, pendant une réunion de rédaction, que son article était toujours mauvais, et ce malgré le fait qu’ « au moins trois personnes lui étaient passées dessus, hihi »…

Il ne faut pas s’appeler Hannibal Lechter pour être psychopathe. Les milieux de travail en comptent de plus discrets, et en plus grand nombre.

Manipulation…

J’ai été personnellement témoin de certaines de ces situations. Pour les autres, j’en ai recueillis les témoignages dans mon cabinet privé, ainsi que sur le lieu de mes coachings en entreprise. Ils ne sont pas rares : les coachs et les thérapeutes en entendent à la pelle. Bien sûr, le harcèlement au boulot ne touche pas que les femmes : beaucoup d’hommes en font également les frais. Mais la libération actuelle de la parole, qui permet de mesurer toute l’ampleur du harcèlement sexuel dont les femmes sont victimes, ne doit pas cacher l’arbre qui cache la forêt. Les femmes ne sont pas seulement victimes d’agressions sexuelles dans le cadre de leur boulot. Elles pâtissent aussi de mots déplacés, de paroles vulgaires, de harcèlement au quotidien, de tentatives d’intimidation, de machisme ordinaire, d’un déficit de reconnaissance, de salaires inférieurs à leurs collègues masculins.

Les chefaillons tyranniques et harceleurs ont toujours existé. Mais il semble bien qu’au cours de la dernière décennie, le mal se soit banalisé. En cause, notamment, la profonde mutation du monde et de la nature du travail. Le chef manipulateur sévit « partout où le pouvoir, le statut social et l’argent sont des enjeux », analyse Manfred Kets De Vries, professeur à la Haute école de management Insead, pourtant peu suspecte d’empathie démesurée à l’égard des salarié(e)s. Le seductive operationnal bully – ou « le tyran séducteur » – se caractérise, dit-il, par une « absence d’empathie, de sentiment de culpabilité et de remords ». Mais, et c’est pourquoi ils forment une espèce en pleine expansion, ce sont également de beaux parleurs, qui s’adaptent remarquablement au discours des recruteurs, et « ils font preuve de capacités d’adaptation hors du commun ». Egocentriques et dépourvus d’état d’âme, ils abordent leur carrière comme un alpiniste l’Anapurna : en bandant toutes leurs forces pour atteindre le sommet. Mais aussi en accumulant les coups bas. Les femmes ne sont évidemment pas leurs seules victimes, mais comme ils aiment tester leurs capacités de séduction avant de frapper, leurs penchants sadiques se révèlent de préférence envers leurs collaboratrices, surtout si celles-ci sont dévouées et soucieuses de bien faire. A noter également, car c’est important : certains chefs sont des cheffes. Et ces dernières ne sont pas nécessairement plus humaines et moins narcissiques que leurs homologues masculins. Certaines de leurs victimes s’empresseront d’ailleurs d’ajouter « Au contraire ! » Mais cela, ça fera l’objet d’un autre article…

… ou psychopathie ?

Robert Hare, expert canadien en psychopathologie, estime que les psychopathes (oui, vous avez bien lu !) seraient quatre fois plus représentés à des postes de direction que dans la population en général. Certaines sociétés de formation et de coaching concourent d’ailleurs à formater des personnalités à problèmes : les chefs d’un grand quotidien bruxellois n’ont-ils pas récemment été conviés à participer à deux jours d’une formation en management baptisée « L’art de la guerre » ?

Les psychopathes seraient quatre fois plus représentés à des postes de direction que dans la population en général.

Les méthodes de management à la hussarde s’accommodent bien de la psyché dérangée de certains chefs. Services en sous-effectif chronique, objectifs irréalistes, pressions en provenance d’une direction parfois établie à l’étranger et déconnectée du terrain : tout concourt à faire émerger de petits chefs maltraitants.

Jusqu’au jour où, eux-mêmes pris en étau entre des supérieurs toujours plus exigeants et des collaborateurs démotivés, ces petits chefs craquent à leur tour et sont poussés vers la sortie. Un élastique tendu à l’extrême vous revient inéluctablement en pleine figure.