Les entreprises sont contraintes à des changements de plus en plus rapides, et pas toujours raisonnés. Quelle est l’utilité de ces changements et, surtout, quel est leur sens ? Vers quoi se dirige-t-on, pourquoi et pour quoi/qui ? Pas de transformation durable sans une réponse collective à ces questions, et sans l’adhésion de ceux qui seront chargés de mettre le changement en oeuvre.

Par Isabelle Philippon

 Dans un monde en changement perpétuel, les entreprises – comme d’ailleurs les individus -, sont contraintes au changement. Parfois, ces changements s’opèrent sur le mode du « football panique »: on change parce qu’on ne peut pas rester « sans rien faire », parce que les concurrents bougent, parce que les clients ont de nouvelles exigences, bref, parce qu’il FAUT changer. Résultat ? On fait le plus souvent un peu plus de la même chose, on copie ce que fait le voisin, et tout le monde finit par faire la même chose.

Le contre-exemple médiatique

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les médias : ceux-ci ont bougé de façon considérable durant ces quinze dernières années : tous sont passés aux infos (gratuites) en ligne, tous ont réduit les coûts –  essentiellement en réduisant le nombre de journalistes dans les rédactions, ou alors en engageant de plus jeunes et de plus inexpérimentés, par conséquent moins chers – , tous en demandent de plus en plus à leurs journalistes. Et cela pour quels résultats ? Une détérioration sensible des conditions de travail dans les rédactions, et surtout, surtout, une uniformisation des informations. Sur les sites internet des journaux et des médias audiovisuels, on trouve les mêmes informations. Un « scoop », aujourd’hui, est une info diffusée 30 secondes avant le concurrent…

Cet exemple de la presse, qui me touche évidemment de près puisque j’ai vécu, dans mon autre vie de journaliste professionnelle, cette douloureuse uniformisation, peut s’appliquer à bon nombre d’entreprises. Qui se trouvent, comme malgré elles, embarquées sur la voie du changement permanent, sans l’avoir vraiment souhaité et, pire, sans en comprendre le sens et sans en déceler les bénéfices (et je ne parle pas ici que des bénéfices financiers).

Pas de changement durable sans objectif, sans vision

Autrement dit, la plupart des entreprises s’ « adaptent » au changement, ou tentent désespérément de le faire. Elles s’adaptent à quoi ?  A la « modernité », à internet, à la mobilité des biens et des services, à l’ « ubérisation » de leurs clients qui veulent tout, tout de suite, et pour pas cher. Elles veulent pouvoir engager et, surtout, désengager, plus facilement. Elles veulent pouvoir s’adapter au cours des choses, aux aléas de la situation économique, en oubliant qu’elles ont, peut-être, un pouvoir sur le monde. Ou qu’elles devraient en avoir.

Résultat ? Elles changent le pansement plutôt que de penser le changement. Elles se transforment de plus en plus rapidement, sans véritablement changer.

Car tout changement véritable, de l’intérieur, doit avoir du sens. Pas de changement sans objectif, sans vision.

Définir une vision : le sens au changement

 La vision est tout à la fois une représentation du futur souhaitable, une réponse au « pourquoi ce futur est-il souhaitable ? », et la manière de l’atteindre. Elle donne la direction, mais aussi le sens, la signification du changement. Trop souvent, on la confond avec le seul projet stratégique qui, lui, à défaut de vision, se traduit le plus souvent en actions erratiques visant à garder la tête hors de l’eau.

Pas de vision sans la présence de ces deux éléments (1) :

1/ Le but du changement. Pourquoi va-t-on quitter A pour se diriger vers B ?  Quelle est l’utilité de cette transformation ? Pour trouver la réponse à ces questions, il faudra revisiter le terrain de l’utilité de l’organisation : quel rôle joue mon entreprise/mon association, non pas exclusivement sur le terrain économique, mais surtout social, sociétal ? Quelle est sa fonction dans le monde ?

2/ Les valeurs qui sous-tendent le changement. Ce sont ces valeurs qui donnent de la signification à l’action collective. Pour que la transformation en profondeur soit possible, il faut que le plus grand nombre de personnes qui travaillent dans l’organisation partagent la même vision, et posent le même diagnostic. Attention ! Trop souvent, les valeurs exhibées par les entreprises et les associations sont en contradiction avec les valeurs pratiquées en leur sein. La vision qui reposerait sur ces valeurs de façade paraîtrait artificielle, comme suspendue dans le vide.

Obtenir un accord : la recette de Jean-Luc Dehaene

 Jean-Luc Dehaene, ex-Premier ministre belge connu pour son côté bourru, bougon, mais aussi pour sa capacité à permettre l’émergence d’accords politiques dans des contextes jugés pourtant « désespérés », m’a un jour confié sa technique : « Si vous voulez faire changer quelqu’un d’avis, il faut d’abord reconnaître ce qu’il va perdre en changeant. Vouloir le convaincre qu’il a tout à y gagner n’est pas audible par l’adversaire. Car oui, indéniablement, tout compromis, tout changement, entraîne des pertes. Le mettre en confiance en reconnaissant ces pertes, c’est un premier pas sans lequel rien n’est possible. Autour de la table, tout le monde doit pouvoir étaler ses pertes, montrer en quoi la situation sera éventuellement pire pour lui après, faire état de ses peurs, de ses besoins. Chacun doit être reconnu là-dedans. Sans cela, rien n’est possible. Vous n’obtiendrez jamais l’adhésion. En revanche, lorsqu’on reconnaît les difficultés de l’autre, ses peurs d’une dégradation – réelle ou fantasmée – de sa situation (électorale, personnelle, collective), alors les esprits s’assouplissent, les barricades tombent. Il faut être capable d’accueillir les oppositions avant d’espérer pouvoir les transcender. » Dans la sphère politique, le changement s’accompagne dès lors très souvent de donnant-donnant qui rendent la décision opaque et extrêmement compliquée (et coûteuse) à mettre en oeuvre. Ce type de compensations n’est évidemment pas souhaitable à l’échelle des organisations.

          Jean-Luc Dehaene, le « bulldozer » : « Si vous voulez faire changer quelqu’un d’avis, il faut d’abord reconnaître ce qu’il va y perdre. »

Susciter l’adhésion par une logique participative

 Il n’en reste pas moins vrai que les responsables d’entreprises ou d’associations en route vers le changement doivent, eux aussi, enrichir leur point de vue du point de vue de l’autre. Après avoir permis l’identification des enjeux personnels et collectifs qui se cachent derrière les résistances au changement, ils doivent trouver des compromis. Il leur faudra peut-être amender le projet, le remettre sur le métier, pour en faire une proposition à laquelle le plus grand nombre pourra se rallier.

Bien sûr, cette façon d’appréhender le changement est plus coûteuse en temps et en énergie. Elle exige aussi une grande disponibilité et une ouverture d’esprit.

Mais elle est aussi la voie royale vers le succès. Il ne peut y avoir de changement profond et durable sans l’adhésion des acteurs (cadres, managers, salariés) qui devront le mettre en oeuvre et en supporteront les conséquences.

(1) Lire à ce sujet « Les 10 règles d’or du changement », Eric Delavallée, Ed. Eyrolles, 2014. http://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/les-10-regles-d-or-du-changement-9782212558173